Une nouvelle vision de l'Ennéagramme…
  

Masterclass, Eric Emmanuel Schmitt  Oct 2018

 

 

 

Maître Félix

 

Rien ne serait arrivé, si, par une soudaine lubie, Aurore de Saint Léger ne s’était rendue dans ce petit salon de coiffure, tout à fait modeste et inconnu d’elle, dans ce quartier pourtant très huppé et mondain de Paris , près de l’Opéra et de la Madeleine .

Elle se sentait en ce moment parcourue de rêves étranges , et de visions. Il lui semblait que quelqu’un tout près d’elle lui parlait, la guidait.

Un ange depuis quelques temps, venait la visiter dans son sommeil, cette nuit encore. Non, ne riez pas, vous lui feriez tant de peine… Un bel Ange, beau comme le jour, pur et délicat comme la tendre fleur du pommier dans la lumière incandescente du printemps. Des paroles douces et suaves déposées comme des baisers … Combien elle les aimait, ces doux et tendres baisers, même si au fond d’elle, elle tremblait. Sa vie allait changer, radicalement, profondément. Elle allait se dépouiller, se transformer, elle le pressentait…

« Tu es à l’aube d’un jour nouveau. Mets toi en chemin, à la rencontre de toi -même, vers quelquechose de plus pur et essentiel… « lui avait -il soufflé tout au creux de l’oreille.

Oh, combien elle aimait cette présence pure et aimante , même si tout au fond d’elle -même, une peur grandissante la saisissait …

Peut- être était cet Ange qui l’avait amenée jusqu’ici, dans ce petit salon de coiffure, perdu au coin d’une ruelle que personne ne fréquentait…

Quelqu’un la guidait, et cela lui plaisait…

Elle referma la lourde porte de son hôtel Particulier non loin du parc Monceau, tout habillée de rose, la couleur qu’elle préférait. La fine dentelle de soie qui moulait son corps serpenté de nacres et de bijoux , aurait pu faire pâlir d’envie les plus riches Maharadjas de l’Inde. Ils se seraient mis à ses pieds pour, ne serait-ce qu’une minute, contempler sa divine beauté …

Aurore était belle, très belle, elle le savait. Sa beauté angélique possédait quelque chose de noble et de surnaturelle. Etait-ce l’oeuvre de Dieu, un don dont elle devait tirer humblement fierté, ou bien la marque d’une tentation vile et calculée, celle de son désir désespéré d’être aimée, de plaire, de jouer de son pouvoir inné de séduction. Ce n’était pas tant le goût du luxe qui l’avait attirée jusqu’ici que celui de se sentir aimée, pour ce qu’elle était ; une femme douée pour le plaisir, douée pour la célébration des sens et de leurs exquises beautés.

Elle pénétra une petit ruelle, toute humide encore de rosée.

Sa démarche était souple et sensuelle, elle aimait sentir cette féline volupté que lui procurait son corps dans le simple mouvement de ses pas, dans les douces caresses de l’air et des vêtements sur sa peau, dans la lumière matinale qui frappait délicatement son visage.

Plus encore que le regard illuminé des passants posé sur elle, la seule fascination qu’exerçait sur elle sa propre sensualité, lui suffisait…elle rayonnait de l’intérieur. On eut dit en elle les rayons du soleil et de la lune amoureusement enlacés.

Cependant ses yeux étaient assoiffés d’une autre lumière, sa beauté ne suffisait plus à éblouir les ténèbres qu’elle sentait tapies, profondément et inexorablement en elle. Sa vie ne lui apportait plus rien qui ne le satisfasse pleinement.

 

Un petit salon de coiffure, qu’elle n’avait jamais remarqué, se tenait là, juste à l’angle de la rue. Déjà tout inondé de soleil, et bien que d’allure fort banale, il paraissait propre et bien tenu, elle décida d’y entrer…

Le patron s’avança vers elle, pour lui tenir la porte. Dieu ! Il n’avait jamais vu pareille reine de beauté entrer dans sa boutique. Toute à sa gêne et à son étonnement, il s’empressât de la libérer de son ombrelle et de sa longue étoffe de soie blanche qu’elle avait pris soin d’arranger habilement sur ses épaules.

« Votre chapeau, madame, je vous en prie, je vais vous débarrasser « , bredouilla t-il , intimidé.

On eut dit un chapeau fait avec les plumes d’oiseaux du Paradis, enfin de son paradis à elle, car elle avait pour habitude de les agrémenter de rubans et de couleurs à nulles autres pareilles.

« Je suis lasse du luxe des salons parisiens, où tout le monde me connait. J’ai besoin de calme, de repos et de simplicité « , lui dit elle en souriant …

« Oui, je comprends, Madame, veuillez prendre place .. . Nous nous occupons de vous de suite. «

Elle se sentait fatiguée, épuisée de cette vie de plaisir, où tout était facile et inutile. Existait-il un monde, un autre, où l’on pouvait briller, aimer, sans se brûler les ailes, sans se consumer. Un espace clair et limpide, dans lequel elle pouvait se sentir utile et libre de futilités ?

Elle repensa à l’ange qui l’avait cette nuit encore visitée…

Oui quelque chose l’attendait, qui allait la libérer …

« Qui est ce Maître Félix, dont j’ai vu l’affiche, juste à l’entrée … ? «

« Oh, madame, c’est un grand mage et voyant. Tout Paris en parle désormais . Il parait que même la Tsarine de Russie est venue de Saint Pétersbourg le consulter. «

Aurore sentit son frêle corps frémir tout entier.

« Je me méfie des mages et des sorciers. Ne sont-ils pas tous des charlatans inspirés par le Diable faisant habillement miroiter au monde pouvoirs et renommée ?

« Il parait que celui-ci fait des miracles et se dit envoyé de Dieu pour sauver les âmes damnées. «

Aurore se mit à nouveau à trembler. Etait-ce lui que l’ange lui avait annoncé ?

Elle se regarda dans le miroir et ferma les yeux intensément, scrutant de l’intérieur le trouble qui grandissait. Le regard du mage , sur l’affiche, l’avait fascinée. Un regard neuf, profond, compatissant posé sur elle comme la promesse d’un bonheur nouveau auquel elle aspirait. Maintenant elle le savait, elle allait le rencontrer . Elle en tremblait …

« Quelle est cette étrange Dame ? « demanda- t-il à sa femme, quand Aurore se fut éloignée.

« Je n’ai jamais vue pareille beauté … «

La foule parisienne se pressait sur la longue rue de Sèvres, devant les bâtiments des Frères de la Salle, les fiacres nombreux déposaient leurs clients, un à un, devant la large porte cochère derrière laquelle se tenait une immense salle de réception aménagée avec goût, mais sobrement, sans grand apparat .

La foule nombreuse s’était déjà rassemblée dans la petite cour intérieure, les plus impatients avaient déjà pris place. L’évènement allait commencer…

Aurore avait décidé de se rendre seule à cette séance de Maitre Félix. Prudente, elle avait cru bon n’en parler à aucun de ses amis, de peur de se faire ridiculiser. Bien que curieuse, profondément hédoniste et confiante de nature, elle restait sur ses impressions premières en se gardant bien de s’extasier de joie devant la venue de ce nouveau prophète sur un monde que tous, pourtant, savaient, pressentaient déjà corrompu…

Elle pénétra dans la grande salle sans tarder, soucieuse de ne pas se faire trop remarquer, et pris place au milieu des rangées dans lesquelles résonnaient en choeur ces mêmes mots esclaffés : « Maître Félix, l’envoyé de Dieu sur Terre, le Saint Homme , le sauveur de l’humanité … » auxquels se mêlaient des

rires joyeux plus ou moins étouffés, des soupirs, et halètements divers, le tout dans une trépignation d’impatience, nerveuse et généralisée .

La salle était comble quand les lumières s’éteignirent.

On vit entrer sur scène un homme d’un âge mûr, et d’une stature imposante. Ses bras paraissaient immensément grands et dépassaient largement des manches de sa redingote défraîchie .

« Oh , quel bel homme ! « lança la femme assise juste à côté d’elle.

« Et quelle moustache ! « renchérit sa voisine

« Chut ! « ordonna une autre , agacée .

La séance de « lectures médiumniques » commençait .

Après une prière adressée à Jésus et à Marie, il invita tous les gens à se recueillir et à prier.

Pourquoi se retrouvait elle ici dans cette grande salle, perdue au milieu de gens, pour la plupart ignorants, incrédules, dubitatifs comme elle . Mais savons nous de quoi nous sommes ignorants ? Si nous le savions, nous serions tous des êtres sages et éveillés, des êtres libérés de toutes interrogations, de tous doutes, de toutes souffrances . Comment savons nous si nous marchons sur le bon chemin, ou si nous sommes nous-mêmes, ou par autrui, induits en erreur, lamentablement égarés, trompés…

« Je vois une petite Dame dans la salle, dont les initiales sont A-S-L. Elle se cherche depuis plusieurs années. A quoi bon craindre Dieu, c’est de nous- même que nous devons nous protéger «

Aurore se mit à trembler de tout son corps, le sol semblait se dérober sous ses pieds…

« Etait- ce Dieu possible qu’il m’ait déjà repérée. » s’interrogea-t – elle, tout en frissonnant d’une peur nouvelle et inconnue d’elle .

Elle en était sûre, à présent, elle allait le rencontrer après la séance, et lui parler …

La salle se vidait peu à peu, elle resta quelques instants encore assise, avant de se relever, abasourdie et chancelante.

Son coeur battait à tout rompre quand elle se dirigea vers la petite pièce attenante ;

« Ma petite Dame , n’ayez pas peur, avancez « lui dit Maitre Félix, en l’invitant chaleureusement à prendre place.

Une bonté et une compassion infinies se dégageaient de son visage.

« Maitre, je suis Aurore de Saint- Léger. Je suis courtisane, une des plus renommées de tout Paris. J ’ai voué toute ma vie aux plaisirs des sens et j’ai abusé de mon corps. Je me sens lasse et épuisée de ma vie de futilités. Cependant je n’ai tué personne. Je ne me sens coupable de rien. Juste, je me sens vide, et insatisfaite de ma vie. «

Maître Félix attentivement l’écoutait.

« Maître, mon seul pêché n’est pas d’avoir cherché l’amour, mais de ne pas l’avoir trouvé . «

« Ma petite Aurore, ne reniez point votre passé, votre beauté et tout ce que vous avez donné. Vous allez cheminer vers Dieu à présent. Vous m’avez déjà rencontré dans vos vies précédentes, et nous nous retrouverons dans les prochaines. J’aurai les traits d’un Sage bouddhiste, vous me reconnaitrez. «

« Oui Maitre, je pressens que mon chemin sera long… «

« Ne vous attachez pas à moi, ni dans cette vie, ni dans une autre, mais à votre seule recherche de Dieu. «

Puis il ajouta :

« Dans cette vie, comme dans les autres, écrivez ! Ecrivez votre rencontre avec Dieu . Le Ciel décidera quand le moment sera venu pour vous de le faire. «

 

La lune dévoilait son corps de nacre, brodant de lumineux contours dans la fine dentelure des sapins , pénétrant de leurs ombres le grand salon recouvert de marbres et de taffetas de soies.

Aurore s’avançât, comme dans un rêve , vers le bureau, ébloui d’une lumière magnétique et virginale .

Une plume d’Ange était posée, juste à côté d’une feuille , toute blanche.

Elle sut que son travail d’écriture commençait …

 

FIN

 

Cette nouvelle m’a été inspirée en grande partie par le personnage de Liane de Pougy, courtisane et Reine de Beauté de la Belle Epoque à Paris, et du voyant et  thaumaturge Maître Philippe de Lyon