Une nouvelle vision de l'Ennéagramme…
  

Masterclass Eric Emmanuel Schmitt, nouvelle finaliste

 

Hymne à la Joie

 

 

A l’Eternel Bien-Aimé

 

Cela faisait des siècles qu’il se contenait.

Le lac noir et profond de ses yeux épousait les larges contours de l’espace dans lequel tournoyaient par milliers d’étranges oiseaux en violentes rafales.

Il écoutait, scrutant inlassablement la densité des ténèbres qui s’était installée sur le monde dévasté.

Il vit les hommes et tous les peuples de la terre s’entretuer. Des visions de guerres, de carnages et de désolations s’intensifiaient tandis que leurs cris de détresse montaient par sanglots du profond des abîmes…

« Dieu, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? » 

De toute leur âme, les yeux emplis de larmes et d’effroi, ils se lamentaient et suppliaient.

Des bruits de tonnerres assourdissants menaçaient l’édifice tout entier de l’univers.

Il laissa alors exploser sa colère :

 « Hommes ! Qu’avez-vous fait de mon amour et de ma bonté ! »

Un grondement plus puissant encore que les précédents retentit des abysses :

« Qu’avez-vous fait de l’humanité ! J’avais mis en vous toute ma foi, toute ma confiance et toute ma fierté ! »  

La tête entre ses mains, trahi et meurtri par tant de haine, Dieu pleurait.

Des quatre coins de la terre, les hommes à leur tour imploraient :

« Vous nous aviez promis le bonheur et la paix.  Nous avons perdu la foi et ne savons plus ce que veut dire aimer. »

La Terre était à feux et à sang. 

Les Anges avaient replié sur eux leurs ailes ensanglantées.

L’humanité toute entière suppliait à genoux …

 

Le tendre et délicieux soleil de mai déclinait sur la petite ville de Baden , non loin de Vienne, ornant d’une pourpre chaude et satinée la fine dentelle des rideaux du salon.

« Maître ! Votre thé va refroidir ! » 

 Harassé par un intense travail de composition fourni depuis plusieurs jours, il venait de s’endormir…

En sursaut, il se leva de son fauteuil :

 « Dieu ! Il est déjà 5 heures !  La malle-poste va partir dans l’instant ! » ragea-t-il brusquement. 

Il se dirigea en hâte vers son petit bureau, il lui restait encore quelques temps pour écrire :

 « Ma Bien-Aimée, 

Je t’écris en vitesse, car j’aimerais faire partir ce courrier dès aujourd’hui.

 Je viens de faire un rêve étrange, aux allures prophétiques. Oh, comme j’aimerais pouvoir t’en parler, mon Cœur, mon Ange, mon Tout ! Toi seule as jamais su me comprendre.

Tu sais combien je me suis battu, avec tant de courage, et quelle Foi je garde en notre belle humanité. Mais j’en arrive parfois à douter… Ah, mon Ange, si nous pouvions tous les deux être à jamais réunis, comme il me semblerait pouvoir envisager un avenir plus radieux !

Sais-tu que je viens de recevoir une réponse de mon ami Ries. La société philharmonique de Londres vient d’accepter ma 9e Symphonie… Je suis si heureux ! Je vais pouvoir enfin la finaliser. J’aimerais tellement pouvoir t’en parler aussi.

Mon doux Cœur, je dois impérativement te laisser. J’attends avec impatience un courrier de toi.

Ton fidèle, ton éternel Bien-Aimé

Ludwig »

 

« Werner, ne m’attendez pas pour dîner, je cours poster mon courrier et pars me promener ! » 

« N’oubliez pas votre écharpe, les sous-bois sont fort humides encore en ce mois de mai ! » lui dit-il gentiment, sachant que son Maître partait toujours pour de longues heures à marcher. 

Après avoir déposé sa lettre au centre postal, il dirigea ses pas vers le cours reposant et mélodieux de la Schwechat qui traversait la ville. Combien de fois s’était-il ressourcé sur ce chemin ondoyant de verdure qui le reconnectait à lui -même et apaisait profondément son âme si souvent éprouvée.

Ce jour-là, le grand portail de l’église de St Stephan était resté ouvert. Il sentit comme une présence qui l’appelait et l’invitait à se recueillir et à prier. Le rêve étrange qu’il venait de faire le poursuivait.

Il décida d’y entrer.

Une lumière bleu azur et dorée depuis les vitraux ruisselait en une source légère et purifiante sur l’autel qui resplendissait.

« Mon Dieu, donnez-moi le courage » dit-il alors qu’il s’agenouillait.

« Ne m’abandonnez pas ! Donnez-moi encore la force de croire et d’espérer ! »  

Les prières éplorées des humains l’obsédaient, le tourmentaient.

Et si l’humanité sombrait ?

Et si les hommes perdaient la foi à tout jamais ?

Les visions sombres et funestes de son rêve le submergèrent à nouveau. Sa gorge se noua.

Il lui semblait que les hommes avec ferveur l’appelaient.

Une intense souffrance déchira son âme ; une douleur fulgurante et   insoutenable s’empara de lui et le terrassa.

A ce moment précis, il s’évanouit.

Son corps chuta sur la dalle froide de l’église.

 

Il se fit un silence, profond comme une inspiration pénétrant la matrice du monde.

Un silence profond comme un appel, puissant comme une étreinte.

Une voix dans le néant …

 

Beau et radieux, comme au premier jour, Dieu lui apparut : 

« Mon Fils bien-aimé ! Libère-toi de la souffrance. Nul ne s’en est affranchi qui ne l’ait ardemment désiré. Je te montrerai le chemin. Toi seul peut te sauver. »

Une lumière intense inonda l’espace tout entier.

Des Anges se mirent en chœur à chanter et de leurs voix d’ors lui soufflèrent :

« Retourne vers tes frères. Ta mission n’est pas achevée. »

Il s’était déjà élevé au-dessus de la terre vers le ciel étoilé, et enivré d’amour, de caresses et de beauté, il se laissait porter.  

Toute souffrance avait cessé.

Il ne ressentait plus que Compassion, Joie et Félicité.  

 

Aurore venait de terminer son éprouvant récit, quand elle entendit subitement, venant de la bibliothèque, un bruit qui la fit sursauter… Elle vit une jolie plume blanche tournoyer sur Les Chants de Milarepa qui venaient de tomber.

Elle retourna le livre et se mit à recopier :

 

« La lune argentée sur le lac est reflétée,

De même en ton esprit la réalité apparait.

Le rêve n’a pas plus d’existence que la réalité.

Tous deux sont identiques,

Impermanents et vides.

Tous deux sont semblables à une illusion magique. »

 

Elle savait que son Ange depuis le Ciel la guidait.

Et que son Eternel Bien-Aimé ne l’abandonnerait et ne la trahirait jamais …

 

Fin